On respire avec Anne Griffin

Enfant, je choisissais toujours un livre
avec le moins d’écriture possible et le plus d’images !

Librairie de Pithiviers    Votre premier roman, Toute une vie et un soir, est paru en France en avril 2019 aux éditions Delcourt. Pouvez-vous nous présenter votre héros, Maurice Hannigan ?
Anne Griffin
    Maurice Hannigan est un fermier irlandais très prospère. Agé de 84 ans, il va prendre un verre au bar de son hôtel et il va porter cinq toasts aux cinq personnes les plus importantes de sa vie. Au travers de ces cinq personnes, on va découvrir qui est Maurice Hannigan. C’est un personnage haut en couleurs, grincheux et têtu, plein de défauts mais amusant. On découvre les hauts et les bas de son existence, sa réussite et ses échecs. Tout au long de cette nuit et au fur et à mesure des toasts, on commence à comprendre les intentions de Maurice…

Librairie de Pithiviers   Votre livre a reçu un beau succès en Irlande, il a même été primé… comment avez-vous vécu ce succès ?
Anne Griffin    J’ai eu beaucoup de chance ! J’ai reçu un Irish Book Award*, celui de la révélation de l’année. Ça a été un moment incroyable ! J’ai ressenti une telle émotion lorsque j’ai réalisé que j’avais été soutenue et défendue par toute la profession, libraires, bibliothécaires et éditeurs confondus. Mon roman a fait également partie de la sélection du Kate O’Brien Award et il a été sélectionné pour le Goodreads Choice Award et la UK’ Author Club Award. Tous ces encouragements ont une valeur d !’autant plus inestimable qu’ils contribuent à renforcer la confiance en soi

Librairie de Pithiviers   J’ai lu que vous étiez une ancienne libraire. Comment passe-t-on du métier de libraire à celui d’écrivaine ?
Anne Griffin
    J’ai travaillé pour Walterstones Booksellers* en Irlande et au Royaume-Uni pendant huit ans dans les années 90. J’avais une vingtaine d’année et j’ai adoré. Ce furent, d’une certaine façon, les plus belles années de ma vie. J’aimais beaucoup partager les livres que j’appréciais avec les autres libraires et les clients. C’était un bonheur total ! A l’âge de 30 ans, j’ai fait le choix de quitter la librairie pour me consacrer à des associations humanitaires. J’y ai appris combien nous, les êtres humains, sommes vulnérables. Je me ne suis revenu à la littérature qu’à 44 ans lorsque j’ai commencé à écrire. Avec un de mes amis, nous avions discuté de ma carrière, je me sentais un peu perdue, il m’a conseillé d’écrire et c’est ce que j’ai fait.

Je me disais que j’étais beaucoup trop ordinaire et trop peu créative.

Librairie de Pithiviers   Comment êtes-vous venue à l’écriture ? Êtes-vous née avec vos romans ou vous êtes-vous réveillée un jour en vous disant « je vais écrire… » ?
Anne Griffin
    Honnêtement, je n’ai jamais eu l’intention d’être écrivain. Nous n’étions pas une famille de lecteurs même si mes parents m’emmenaient à la bibliothèque tous les samedis. Je choisissais toujours un livre avec le moins d’écriture possible et le plus d’images !  En réalité, mon amour de la lecture est venu des années plus tard quand j’ai lu pour la première fois Jane Austen. A partir de ce moment, j’ai accroché. J’ai travaillé avec beaucoup d’écrivains quand j’étais libraire, parmi lesquels John Boyne*, auteur du garçon au Pyjama rayé, mais je n’avais jamais imaginé que cela pouvait être à ma portée. La littérature existe grâce à des personnalités hors du commun, aussi rares et exceptionnels que des astronautes ou des chirurgiens. Je me disais que j’étais beaucoup trop ordinaire et trop peu créative. Mais par chance, j’ai fini par me rendre compte que tout le monde peut devenir un conteur d’histoire, à condition de donner à son imagination le temps nécessaire et l’attention qu’elle mérite !

 Librairie de Pithiviers   De quoi avez-vous absolument besoin pour écrire ?
Anne Griffin
    J’aime être guidée par les personnages de mon roman ! Il faut absolument qu’ils soient vulnérables, confrontés à des dilemmes. Qu’ils soient gens qui ne se rendent pas compte à quel point ils sont étonnants. J’aime aussi qu’ils soient amusants et excentriques. Le chemin est long pour parvenir à ce résultat. Cela nécessite de beaucoup travailler, de réécrire. Mais la plupart du temps, arrive le moment où les personnages sont vraiment aboutis !

A partir de 16h, je me consacre à ma famille !

Librairie de Pithiviers    Est-ce que vous devez travailler beaucoup pour écrire ? Ou est-ce que les mots, les histoires vous viennent facilement ?
Anne Griffin
    Très souvent, il suffit d’une simple pensée, une image aperçue pour que naisse une histoire. Cela peut être une voiture sur l’autoroute, ou une jeune fille faisant la roue sur un parking. Ensuite, je m’assieds devant mon ordinateur pour voir ce qui va en sortir. Mais dans le cas de Toute une vie et un soir, l’idée des cinq toasts m’est venue après une brève rencontre avec un homme dans un bar de l’Ouest de l’Irlande où je passais mes vacances. Il avait environ 70 ans et il m’a dit deux choses : la première, qu’étant jeune, il travaillait dans l’hôtel où nous nous trouvions ; la deuxième qu'il ne verrait pas le matin du jour suivant. L’idée d’un homme assis à un bar pour boire cinq toasts en l’honneur des personnes qui lui étaient chères m’est venue en un instant et la structure du roman en cinq parties a suivi...

Librairie de Pithiviers    J’aime beaucoup cette phrase de Christian Bobin : « Peu de livres changent une vie. Et quand ils la changent, c’est pour toujours ». Vous pouvez nous parler d’un livre qui aurait changé votre vie ?
Anne Griffin
    En fait, je ne peux pas dire qu’un livre a changé ma vie mais plutôt qu’il m’a permis de comprendre ce qu’est la bonne littérature et plus particulièrement l’importance d’avoir des personnages forts. Mon livre favori est Un homme presque parfait de Richard Russo. Il excelle dans l’observation de l’imperfection humaine et son personnage, Donald Sullivan, en est la parfaite illustration. Russo, d’une façon tellement évidente et facile, nous montre à quel point nous sommes vulnérables, combien nous pouvons d’un instant à l’autre être aimable puis misérable. Et il le fait avec humour et des dialogues acérés. C’est un génie !

Librairie de Pithiviers    Si je vous demande de nous raconter une de vos journées type (hors confinement…)
Anne Griffin
    En semaine, j’écris de 8h à 16h, les moments les plus productifs sont le matin. Je ne suis plus très efficace après le déjeuner, donc je fais un peu de correction ou alors je réfléchis tout simplement à ce que je vais faire ensuite avec ce que je suis en train d’écrire. Par exemple, je peux m’écrire un conseil afin que le lendemain je sache par où commencer. A partir de 16h, tous les jours, je me consacre à ma famille. Le week-end aussi est réservé à ma famille, sauf si je suis confrontée à des écueils dans mon écriture… Alors je me réveille plus tôt et je travaille quelques heures avant que le reste de la famille ne se lève.

Librairie de Pithiviers   et une de vos journées type (en confinement)
Anne Griffin    C’est dur ! Les gens pensent que j’arrive à écrire beaucoup, mais en fait, avec tout le monde qui se déplace dans la maison, je suis distraite, et de fait, je trouve cela difficile. Mais nous, avec mon mari et mon fils de 15 ans, avons réussi à nous mettre d’accord sur une routine. Nous travaillons sur nos ordinateurs le matin, mais l’après-midi, on commence à ne plus tenir en place. Cela va sans dire, c’est la fin de ma journée de travail et je vais dans mon jardin ou bien faire une promenade. 

Librairie de Pithiviers   Question subsidiaire : si vous deviez envoyer un petit message personnel pour soutenir les ami.e.s de la librairie de Pithiviers pendant cette période difficile…
Anne Griffin
    Lisez, continuez à explorer le monde à travers les mots d’autres personnes. Remplissez vos journées avec des récits plutôt qu’avec les réseaux sociaux.
Mais j’aimerais surtout en profiter pour remercier ceux de vos clients qui se trouvent sur au front. Vous qui travaillez dans les supermarchés, les pharmacies, les maisons de retraites, les hôpitaux… Que ferions-nous sans vous ? Vous êtes nos héros. Nous vous devons bien plus que ce que nous ne pourrons jamais exprimer.


Et la traduction dans tout ça...

Anne Griffin a l'étoffe d'une grande !

Librairie de Pithiviers    Claire Desserey, vous êtes traductrice. C'est vous qui avez traduit Toute une vie et un soir d'Anne Griffin. Pouvez-vous nous en parler ?
Claire Desserrey   Chaque traduction représente un défi particulier pour le traducteur, que ce soit par son style, son vocabulaire ou son niveau de langue (et parfois plusieurs facteurs cumulés).
La particularité du roman d’Anne Griffin, c’était sa forme : le monologue. Il me fallait rendre l’oralité d’une façon totalement crédible et cohérente, mais qui reste lisible en français, ce qui ne va pas de soi car les lecteurs sont souvent dérangés par les contractions, les « fautes » de grammaire. Or, pour que le personnage reste « vrai », ce qui était très important dans le cas de Maurice Hannigan, il ne pouvait pas parler « comme dans un livre ».
Dans cette aventure de plusieurs mois (qui restera pour moi un souvenir très fort), j’ai eu la chance de pouvoir échanger avec Anne Griffin (pour m’assurer que j’avais bien saisi les nuances de certaines expressions idiomatiques irlandaises) et l’éditrice, Emmanuelle Heurtebize, qui m’a encouragée à aller plus loin dans cette langue « chahutée ».

Librairie de Pithiviers    Un message personnel pour Anne Griffin ?
Claire Desserrey   J'ai vécu comme un privilège de travailler sur ce texte abouti et maîtrisé, ce qui est rare pour un premier roman, qui exprime avec subtilité la poésie et la pudeur irlandaise. J'ai rencontré Anne Griffin à deux reprises. Elle est à la fois totalement investie dans son travail et humainement formidable. J'ai hâte de lire son second roman et je suis persuadée qu'elle a l'étoffe d'une grande.

 


* Les Irish Book Awards (de leur nom complet Bord Gáis Energy Irish Book Awards) sont des prix littéraires attribués chaque année en Irlande depuis 2006.
* Waterstones est une chaîne de librairies britannique fondée en 1982. Elle compte près de 300 boutiques au Royaume-Uni, en Irlande, en Belgique et aux Pays-Bas.
* et dont L'audacieux Monsieur Swift vient de sortir aux éditions JC Lattès.